À croquer X Petites luxures
à croquer
Une nouvelle de VALENTINE MALLAT-DESMORTIER
inspirée des œuvres de
PETITES LUXURES
Elle pose pour moi.
Autour d’elle, les crayons grattent, les mains s’agitent au-dessus du papier, se cramponnent
aux bâtons. Encre. Craie. Aquarelle. Acrylique. Le feutre crisse, hérisse. Le mouvement des
nuques, inconscient mais incessant, accompagne les regards par en-dessous, sourcil relevé, air scrutateur. J’oublie mon corps pour réifier le sien, dont l’intérêt se limite désormais à la forme, l’amplitude, le clair-obscur, les plis du ventre et la perspective que crée la distance entre elle et moi. Moi : maquillée, coiffée, vêtue. Elle : nue, vue, tue. Sur la page arrachée à l’oeuvre majeure d’Henri Beyle traduite dans la langue d’Alexander Pope, double discours de l’artiste-peintre avec laquelle je partage le canapé. Sur mes genoux serrés d’amatrice, une feuille blanche et une mine graphite.`
Je commence par la tête. Peu importe la pose. J’ai besoin de l’avoir sur les épaules avant de croquer le reste. Je l’ai compris assez tôt : à m’étonner, dès la cour de l’école, que certaines puissent remarquer les courbes, le volume de la musculature et la superficie au premier coup d’œil. À ce que j’échoue à les imiter. Encore aujourd’hui, je me vois incapable de me soucier de la morphologie d’unetelle tant que je n’ai pas enregistré son profil, son identité. Si l’on me tend une cuisse de nymphe sous le nez, oui, si l’on me dit regarde cette cuisse de nymphe, oui, mais sinon, non. L’atelier m’oblige à évoluer plus rapidement. Pressée par un temps imparti, je baisse les yeux, je contoure, je creuse, je donne corps à.`
Ce n’est que quand la salle se vide ; qu’il n’y a plus qu’elle et moi ; qu’elle se rhabille ; que nous nous rapprochons. Le tissu fait lien. Il niche mon avant-bras contre son torse pour que je me fraie un passage sous son gilet, serre mon poignet contre sa hanche au niveau de l’élastique qui lui sert de ceinture. L’étoffe froissée de ses vêtements dévoile aléatoirement son épaule, sa cheville, expose par fragments une chair qui me fait frissonner. Tout peut
commencer, alors tout commence. Comme dans la cour, comme en dessin, par le visage. Le sien. Aux traits plus symétriques que ceux d’une ballerine russe. Aux cheveux bruns, bientôt
blonds, qui seront roux car ils ont déjà été roses avant d’être coupés courts. Leurs boucles versicolores qui encadrent sa figure rieuse, qui chatouillent la mienne. Du rose sur les pommettes pour entretenir une histoire qui durera plus que le temps d’une, et ce en dépit de
sa préférence pour les lisianthus. Un nez, le bec d’un oiseau. Doté d’une fossette à l’extrémité, oui, là, tu la sens ? Et sous celui de l’ange, la fine bouche. Des lèvres allongées,
sur lesquelles pocher des baisers jusqu’au sourire. Quinze muscles, pour un sourire. Nous faisons des exercices de renforcement tous les jours que nous nous voyons, c’est-à-dire pas assez. L’émail de nos rires, trésor bien rangé. Elle plante ses dents dans mon bras, à l’ombre de ma poitrine, près du. Le nombril, centre de l’équilibre, bascule. Caresses incisives. L’effet que me ferait celui d’être touchée pour la première fois depuis. Ça faittrente-huit heures. Un menton retroussé, charnu, par trop embrassable. La finesse de la chaîne en or qui ceint son cou. Un pendentif rond qui oscille entre les clavicules, rencontre ma langue.
Dans leur vase, les tiges des tulipes ploient et se penchent pour nous observer, voyeuses, mais je ne les distingue plus. Le décor s’efface devant le désir. Elle, est belle à voir, belle à toucher. Le corps si gracile, même quand elle dort elle danse. Les seins subtils, le dos arqué. Je nous couche sur le canapé. J’intime, non, nous intimons : une main sur sa bouche, une main sur ses lèvres, que je lèche du bout des doigts. Elle tremble. Je m’agrippe à sa hanche, tatoue mon appétit sur sa peau, y tresse un sillon de mes ongles.Sur ses jambes, ses poils se dressent. Le bout de son pied dépasse, laisse apercevoir trois orteils et la courbe de la plante, zone du coeur. Elle est polie, elle dit s’il te plaît, oui. J’obéis : je pose la plume, quitte le papier et la rejoins dans le lit.
texte @re.verbe